Au beau milieu de sa carrière d’infirmière, Ruth Walden s’est aperçue qu’il y avait un problème. En analysant son milieu de travail au Régime de pensions du Canada, elle a constaté un double standard : pour son employeur, un médecin restait un médecin, mais une infirmière, comme elle, n’était qu’une « employée administrative ». La distinction n’était pas qu’une question de mots, elle avait des conséquences sur les conditions d’emploi des infirmières et leurs perspectives de carrière.

C’est une chose de voir une faille dans le système, mais c’est autre chose d’agir pour régler le problème. Ruth n’avait pas envie de partir en croisade, mais elle voulait l’équité. Elle a donc entrepris de corriger ce qui lui semblait être une erreur discriminatoire. Il lui aura fallu 19 ans pour y arriver.

Juste après avoir obtenu son diplôme en sciences infirmières, Ruth a commencé à donner des soins de courte durée dans divers hôpitaux, d’abord à Vancouver puis à Ottawa. Un jour, elle a appris que le Régime de pensions du Canada devait embaucher quelqu’un pour vérifier si les personnes avaient droit aux prestations d’invalidité qu’elles demandaient. Elle a postulé et obtenu l’emploi, devenant ainsi une fonctionnaire.

Le poste exigeait un diplôme en sciences infirmières, mais Ruth a vite compris que son employeur — le gouvernement fédéral — ne la considérait pas comme une infirmière dans ce poste.

Ruth n’avait pas envie de partir en croisade, mais elle voulait l’équité.

Les médecins embauchés par le Régime de pensions du Canada étaient, quant à eux, considérés comme des « professionnels de la santé ». Alors qu’ils accomplissaient à peu près les mêmes tâches que les infirmières, les médecins étaient mieux payés et étaient représentés par un syndicat compétent. De plus, étant donné que leur profession était reconnue, ils pouvaient se faire rembourser leurs frais de permis d’exercice et postuler d’autres postes dans le domaine médical au sein de la fonction publique.

« Au début, j’ai pensé que c’était une simple erreur et qu’elle pouvait être facilement corrigée », se souvient Ruth, maintenant âgée de 61 ans et retraitée. « Et puis, j’étais rassurée de savoir que d’autres personnes s’en occupaient », ajoute cette résidente d’Ottawa.

Pourtant, six ans plus tard, voyant que rien n’avait changé, Ruth a commencé à poser plus de questions. Elle a contacté des infirmières qui travaillaient dans des bureaux régionaux du Régime de pensions du Canada. Elle a aussi rencontré des gestionnaires du gouvernement et des représentants syndicaux. Un jour, malgré ses nombreuses démarches, elle a senti que c’était l’impasse. En 2004, elle a donc communiqué avec la Commission canadienne des droits de la personne parce qu’elle voulait porter plainte pour discrimination en raison de son sexe, ce qui signifiait une perte de salaire et moins de perspectives d’emploi.

Ruth précise que les femmes composaient 95 % des professionnels en soins infirmiers à l’époque. Au Régime de pensions du Canada, l’un des aspects où les infirmières étaient le plus désavantagées concernait les perspectives d’emploi : comme elles ne portaient pas le titre d’infirmières dans leur position, elles n’étaient pas admissibles à d’autres emplois en soins infirmiers dans la fonction publique.

Les années suivantes, Ruth les décrit comme étant une odyssée devant les tribunaux, qu’elle compare à une montagne russe de victoires et de défaites. Le Tribunal canadien des droits de la personne a tenu les premières audiences en 2007 pour entendre les plaintes d’environ 400 infirmières. Le Tribunal a conclu qu’il s’agissait effectivement de discrimination et a ordonné aux parties – le gouvernement fédéral, la Commission et les infirmières – de s’entendre sur une solution pour régler le problème.

En constatant que les négociations n’arriveraient pas à une entente, Ruth a demandé au Tribunal de tenir une audience pour ordonner des mesures correctives. Le Tribunal a conclu que les infirmières n’avaient pas réussi à faire la preuve des pertes subies en matière de salaire et de perspectives d’emploi. Consternées par ce revers inattendu, Ruth et ses collègues ont interjeté appel devant la Cour fédérale, qui a donné raison aux infirmières et renvoyé l’affaire au Tribunal. Le gouvernement a essayé sans succès de faire annuler cette décision par la Cour d’appel fédérale. Finalement, alors que Ruth et les autres infirmières se préparaient à se présenter pour la troisième fois devant le Tribunal, le gouvernement fédéral a cédé, ce qui a permis aux parties de commencer à négocier une entente de règlement. En 2012, les infirmières et le gouvernement fédéral ont enfin réussi à conclure une entente.

Les parties se sont entendues sur le fait que la pratique était discriminatoire et que les infirmières avaient subi des pertes de salaire. Près de 800 infirmières ont été indemnisées grâce à cette entente de règlement sans précédent, l’une des plus considérables du genre dans l’histoire du Canada.

Le Tribunal a aussi ordonné au Régime de pensions du Canada de reconnaître les infirmières comme des employées des « Services de santé ». Ce changement leur permettait d’être affiliées au syndicat représentant le groupe « Sciences infirmières », lequel a pu de son côté négocier de meilleures échelles salariales pour les infirmières à partir de ce jour.

Après avoir obtenu ce qu’elle appelle une « entente de règlement satisfaisante », Ruth a pris sa retraite. Les années de montagnes russes ont été éprouvantes, d’autant plus qu’elle a mené cette croisade tout en travaillant à temps plein au Régime de pensions du Canada. Depuis 2012, elle profite bien de la retraite pour se libérer l’esprit et reprendre le contrôle de sa vie.

Pour résumer les grandes leçons tirées de sa croisade — qu’elle réitère ne pas avoir menée seule, comme elle tient à le préciser —, Ruth dit qu’une supposition doit être analysée une deuxième fois et qu’il faut toujours garder l’esprit ouvert.

« Les sciences infirmières n’ont jamais été considérées comme une profession prestigieuse, précise l’ancienne fonctionnaire. Pourtant, c’est une profession très importante. Si le gouvernement ne traite pas les professionnelles en soins infirmiers selon les principes de respect et d’égalité, qui voudra devenir infirmière? »


À la fin de 2018, la première loi proactive sur l’équité salariale pour le personnel sous réglementation fédérale a reçu la sanction royale. La Loi sur l’équité salariale impose aux employeurs de verser un salaire égal pour un travail de valeur égale dans l’ensemble de leur organisation. On espère ainsi que des gens, comme Ruth Walden, n’auront plus jamais à consacrer autant de temps et d’énergie émotionnelle dans une croisade pour l’égalité.

La Commission a comparu devant le Comité sénatorial permanent des finances nationales pour donner son avis sur le projet de loi avant son adoption, qu’elle voyait d’un bon œil. Selon elle, ce texte de loi fera progresser les droits de la personne et il est à l’avantage de la main-d’œuvre, des employeurs et de toute la population du Canada.

La nouvelle loi prévoit la nomination, en 2019, d’un commissaire à l’équité salariale dont le mandat et les bureaux seront intégrés à ceux de la Commission canadienne des droits de la personne.